Soft skills : le langage des émotions, moteur de l’agilité professionnelle

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Interview de Nadia Medjad

Alors que le digital offre de nouveaux outils à la formation, les neurosciences viennent challenger certaines pratiques managériales et pédagogiques. Dans un monde professionnel marqué par la révolution des compétences [1], les soft skills doivent-elles leur récente pole position à ces apports croisés ? Coauteure de NeuroLearning, les neurosciences au service de la formation [2], Nadia Medjad forme les étudiants de l’ESCP Europe aux compétences socio-émotionnelles. Elle nous pilote dans cette nouvelle ère du management et de l’apprenance.

 

Intrinsèquement liées, les émotions et les soft skills sont actuellement mises à l’honneur dans le cadre du travail. Pourquoi ?

Commençons par le rôle biologique des émotions. Les substances fabriquées lorsque nous en ressentons, nous incitent à agir, comme le suggère la racine movere, « mettre en action ». Pourtant, depuis l’enfance, on nous apprend à les réprimer. Nous finissons par ne plus réussir à les identifier. C’est le cas d’une personne qui explose de colère subitement ; elle ne l’a pas sentie monter en elle. Dès 1990, les cofondateurs du Yale Center for Emotional Intelligence, Peter Salovey et John Mayer, avancent le concept d’intelligence émotionnelle pour compléter les approches exclusivement cognitive et psychométrique de l’intelligence humaine. La littératie émotionnelle, ou alphabet des émotions, en est la première étape ; apprendre à reconnaître ses émotions. De cet apprentissage découlent :

  • l’intelligence intra-personnelle – se comprendre soi-même pour se réguler émotionnellement ;
  • l’intelligence interpersonnelle – comprendre et interagir efficacement avec autrui.

Dans des entreprises où les modes d’organisation du travail évoluent et où les interactions se multiplient, émotions et soft skills deviennent stratégiques.  

 

En termes de management, s’appuyer sur les soft skills constitue sans doute une révolution ?

Tout-à-fait, d’autant plus que celui-ci reste majoritairement de type autoritaire en France. Le dernier rapport de l’Agence européenne de sécurité et santé au travail présente le manager français comme un grand pourvoyeur de stress ne sachant gérer « ni les individus ni les émotions au travail, par manque de formation [3] ». Mais, en période de transformation digitale, l’autorité cède le pas à l’influence. C’est là qu’intervient le leadership, que chaque collaborateur doit développer s’il devient chef de projet, ne disposant pas du pouvoir hiérarchique sur l’équipe qu’il coordonne. Ses aptitudes de communication, sa capacité à faire collaborer les gens et à s’adapter à ses interlocuteurs s’avèrent alors clés. Idem pour la résolution de problèmes complexes nécessitant la coopération de profils très différents. Comment un philosophe et un mathématicien se comprendraient-ils si ce n’est grâce à leurs compétences socio-émotionnelles, lesquelles, via l’empathie notamment, renforcent le respect et la tolérance pour saisir la logique de l’autre ?  

 

C’est dans ce contexte que vous accompagnez les étudiants de l’ESCP EUROPE [4] dans la découverte de leurs émotions. S’agit-il d’une nouveauté et comment procédez-vous ?

À ma connaissance, c’est effectivement la première fois qu’un Master en Management [Master 2 en Management Pharmaceutique et des Biotechnologies, ndlr], comporte un nombre d’heures aussi important dédié aux soft skills. J’anime ce cours depuis près d’un an. D’emblée, j’apporte des éléments de neuro-pédagogie à mes étudiants :

  • comment fonctionne leur cerveau apprenant ;
  • de quelles connaissances doivent-ils disposer sur l’attention, la mémorisation ou le rapport entre émotions et motivation pour être en mesure de bien apprendre.

Cet apprentissage cognitif se double d’un apprentissage émotionnel. Car le meilleur spécialiste n’est pas toujours capable de se relier émotionnellement à l’autre ! Concrètement, les étudiants expérimentent leurs propres émotions au travers d’exercices. Exemple : réaliser une construction en équipe dans un temps limité puis décrire les émotions positives et négatives ressenties, les résultats générés, les moments de difficultés, les interactions.

  • La méta-cognition est l’un des mots clés du cours : s’observer soi-même en train d’éprouver des émotions.

Chaque exercice vise à réaliser une action et à débriefer sur ce qui a fonctionné ou non, les émotions ressenties et exprimées. Un leader n’entraîne pas ses collaborateurs avec lui sur la base du seul argumentaire mais grâce aux émotions qu’il suscite et à celles qu’il dégage.

  • La confiance est l’autre mot clé. Les étudiants découvrent que certains environnements y sont favorables et d’autres, non.

La compétition au sein d’un groupe s’avère ainsi délétère. Alors que le manager souhaite le plus souvent pousser ses collaborateurs à donner le meilleur d’eux-mêmes, il génère chez eux de la peur, les conduisant à se rétracter et à faire de la rétention d’informations.

 

Les émotions influent-elles sur l’apprenance elle-même de façon déterminante ?

Ce sont bien les émotions ressenties par l’apprenant qui vont lui donner, ou non, envie d’apprendre. Ainsi, en état de sur-stress ou d’anxiété, il ne parviendra plus à mobiliser son attention, ni à mémoriser, ni à comprendre ! D’où l’importance du lien entre le formateur et l’apprenant. Des relations faites de confiance et de convivialité favorisent l’apprentissage. Le digital influe également positivement sur la motivation :

  • en permettant aux apprenants de choisir le moment où ils vont apprendre ;
  •  en facilitant notamment la mémorisation par espacement croissant.

Ces différents aspects font du blended learning [5] un format pédagogique optimal.  

 

L’application des neurosciences à la formation modifie-t-elle certaines pratiques pédagogiques ?

La neuro-pédagogie et les sciences de l’éducation se rencontrent sur de nombreux points car elles s’appuient sur la connaissance de l’apprenant. Mais certaines pratiques doivent effectivement être modifiées. La durée durant laquelle on délivre de l’information doit ainsi être réduite, tout comme le volume de données.

  • Notre cerveau connaît des fluctuations de l’attention toutes les 20 minutes qui nécessitent de faire des pauses régulières.
  • Si notre attention est sur-sollicitée, nous mémorisons moins bien.

Les neurosciences révèlent que la trace mémorielle – le chemin de neurones emprunté par la connaissance – est très fragile : il faut passer « dessus » plusieurs fois pour qu’elle se consolide. Pour apprendre, mieux vaut se pencher sur le contenu abordé en formation dans les 24 heures qui suivent, puis espacer de quelques jours, et encore davantage ; on parle de mémorisation par espacement croissant. D’autres facteurs entrent en jeu.

  • Les moments de lâcher-prise (nuit de sommeil, siestes) consolident la mémorisation et permettent un travail de tri ou de remaniement : distinguer le plus important du moins important, relier les notions nouvelles aux plus anciennes…
  • L’activité physique oxygène le cerveau, favorisant la neurogénèse.

 

Les neurosciences viendraient donc confirmer le lien corps/esprit ?

Absolument, et de façon spectaculaire ! Si l’apprentissage de l’alphabet des émotions – chez soi et chez l’autre – détermine de plus en plus l’agilité professionnelle, la connaissance de la littératie émotionnelle ne suffit pas. Le manque de sommeil, une activité physique ou une vie sociale trop réduites, créent des problèmes sur le plan émotionnel. La régulation des émotions, les soft skills et l’ensemble de nos compétences dépendent de l’état de notre corps. Personne n’est surpris qu’un athlète travaille son mental. Les athlètes des compétences que nous devenons tous à l’ère digitale doivent travailler chaque dimension.  

[1] Grand groupe mondial spécialisé dans les solutions RH aux entreprises, ManpowerGroup a initié le concept de Skills Revolution.
[2] NeuroLearning, les neurosciences au service de la formation aux éditions Eyrolles. Ouvrage coécrit avec Philippe Gil et Philippe Lacroix, cofondateurs des événements LearnInnov dédiés à l’innovation en formation.
[3] La formule est de Patrick Légeron, psychiatre et auteur de l’ouvrage de référence Le stress au travail (2001, 2003). Il a fondé Stimulus, un cabinet de conseil en bien-être et santé psychologique au travail.
[4] Implantée à Paris, Berlin, Londres, Madrid, Turin et Varsovie, l’École supérieure de commerce de Paris – ESCP est la plus ancienne école de commerce du monde (1819).
[5] Le Blended learning est une formule pédagogique qui résulte d’une combinaison de séquences de formation en ligne (e-learning) et de formation en présentiel.

 

A propos de Nadia Medjad

Médecin et coach, Nadia Medjad a fondé le cabinet Neuro-Echology Consulting qui accompagne les dirigeants et leurs équipes dans le développement de pratiques managériales et collaboratives innovantes. Coauteure de « NeuroLearning, les neurosciences au service de la formation » aux Éditions Eyrolles, elle anime des ateliers sur la neuro-pédagogie depuis plusieurs années lors des événements LearnInnov.

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